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«
La femme du soldat » de Moha Souag : Approche
sémiotique
Par : Mohamed Agoujil
Professeur de français
Lycée technique Errachidia
L’œuvre
de Moha Souag étant à sa huitième
publication, il est constaté que la réception
qui lui a été réservée
ne dépasse généralement
pas les limites d’une lecture thématique.
Cette approche, quand elle a lieu, se concentre
sur ce qui a été raconté
ou ne l’est pas. Elle omet que le texte littéraire,
quelque soit le thème qu’il prend en
charge, n’est consacré comme tel que
par sa capacité de reconstruire le monde,
en dehors des stéréotypes de contenu
ou de culture même et en fonction d’une
vision du monde témoignant de la particularité
esthétique de l’œuvre et la spécificité
culturelle de son auteur.
Dans cette perspective, la langue dans l’œuvre
littéraire cesse, à un certain
moment, d’être un moyen d’informer pour
devenir un moyen d’expression. Elle n’expose
ni ne représente mais elle dit l’être
et l’univers perçu, senti et assumé.
Elle dépasse en cela même la volonté
de l’écrivain, ses aspirations et son
idéologie même. Soumettre une œuvre
littéraire à un lecture thématique
ne conduirait qu’à la paraphraser ou,
pire encore, à une autre écriture
qui l’aurait étouffée par volonté
de la remplacer.
En lisant « La femme du soldat »
et compte tenu de ces considérations,
la question de savoir ce qui nous rattache à
l’œuvre, du début jusqu’à la fin,
et en dehors des thèmes exposés,
est à l’origine de cette communication
par laquelle désirons la présenter
en tant que réseau de signes mis en relation
dans et pour la construction de cet édifice
ayant une teneur, c’est vrai, mais, surtout,
une dimension esthétique propre.
La femme du soldat » nous met en présence
de deux voyages différents mais semblables
quand aux péripéties traversées
par les deux personnages et au sort ambigu réservé
à chacun d’eux . En effet dans le premier
récit, Karima est obligée d’accepter
un remariage qui devait être non déclaré
et par conséquent illégal. Autrement
dit, son existence de femme veuve et mère
de deux enfants continuera à se dérouler
dans une maison où l’illégalité
aura pris le pas sur la légalité
perdue. Son statut se réduirait ainsi
à une menue somme d’argent à encaisser
à la fin du mois , et par qui ? par le
frère de son mari défunt, Hamid
qu’elle n’a jamais estimé. Le mari, lui,
dans le second récit est soit mort, soit
disparu. Son destin souffre d’une autre ambiguïté.
Mort ou disparition ? on en sait rien, le narrateur
rapporte à la page 78 « Il aurait,
peut-être, été fait prisonnier
ou il aurait succombé à ses blessures.
Personne ne pourrait leur en dire plus. C’était
signé : un ami de Aziz ». Ces deux
éclipses, réelle pour le mari
et symbolique pour la femme, nous met devant
une existence et son double. Elle confère
au tableau, ainsi décrit, la symétrie
esthétique nécessaire à
la cohérence de l’œuvre.
De plus, le point de départ du voyage
de Aziz ; la Zone-Sud, étant caractérisé
par l’aridité du paysage et les circonstances
désastreuses de la guerre, ne diffère
en rien du point d’arrivée, Ksar-Souk
; là où vit Karima dans les mêmes
conditions compte tenu de l’austérité
des conditions climatiques et des guerres quotidiennes
que lui livre sa belle-mère. Cette ressemblance
qui abolit les différences donne au voyage
un autre sens que celui du déplacement
dans l’espace. Il s’agit de deux existences
qui s’expliquent et se justifient.
Les deux récits s’épousent donc,
se complètent et s’accordent à
décrire l’éloignement des deux
personnages même lorsqu’ils se retrouvent
ensemble. En effet, leur destin n’est pas le
même, mais leurs histoires se ressemblent.
Cette complémentarité est explicitée
par trois procédés différents
: un procédé syntaxique et deux
autres relatifs à la technique narrative
mise en œuvre par le narrateur : il s’agit de
l’alternance des récits et du parallélisme
des itinéraires.
Nous essayerons, tout d’abord, de développer
ces trois procédés avant de passer
aux deux autres axes énoncés dans
l’introduction.
a)La complémentarité au
niveau du titre :
Le titre, du point de vue syntaxique, présente
un thème(ce dont on parle) : la «
femme »et son expansion, c’est-à-dire
le complément de nom (du soldat) qui
joue le rôle d’un qualifiant. Cette règle,
appliquée au récit, nous amènerait
à comprendre que le voyage de Aziz, en
tant que déplacement dans l’espace, est
le même que celui de karima, bien que
celui-ci n’ait lieu que dans le temps. Le premier
est là pour expliciter le second ; c’est
son complément.
b) l’alternance de deux récits
Le second procédé mis en œuvre
pour traduire cette complémentarité
est l’alternance des deux récits qui
apparaît surtout du premier chapitre au
15ème. Dans un va et vient entre le passé
et le présent, le lecteur est devant
un récit non-linéaire. Chaque
chapitre se présente comme étant
un tableau racontant et décrivant une
situation à part. Le passage d’un récit
à l’autre est assuré par une technique
narrative qui risque, parfois, d’égarer
le bout du fil conducteur dans l’enchevêtrement
des situations et la multitude des discours.
Toutefois, cette technique a l’avantage d’engager
le récepteur dans une lecture participative
susceptible de nourrir chez lui le plaisir de
lire et, en outre , de donner au texte sa dimension
esthétique et littéraire.
En somme, les deux récits dans «
la Femme du Soldat » se présentent
comme deux rubans de tissus tressés de
manière à ce que l’un fasse ressortir
la couleur de l’autre. Ils ressemblent, en effet,
à la vie des deux personnages qui, malgré
les efforts de rapprochement, sont condamnés
à vivre sur tous les plans dans leur
solitude respective.
c) Le parallélisme des deux récits
Ce parallélisme établit la conformité
du langage au système des signes choisis
pour la construction du récit et à
la cohérence des deux péripéties.
Ainsi, pour se rendre à Ksar-Souk, le
voyage de Aziz est balisé par cinq étapes(Agadir,
Marrakech, Ighrem, Ouarzazat, et enfin, Ksar-Souk).D’un
autre côté, le récit de
Karima, surtout après la mort/disparition
de son mari, est ponctué par l’intervention
de cinq actants différents qui ont, chacun
à sa manière, précipité
la chute finale de la malheureuse veuve. Victime
d’un destin farouche, elle finira par tomber
entre les mains du frère de Aziz,, en
vertu d’un mariage incestueux. Ces actants sont
: les gendarmes venus lui remettre le télégramme
funèbre, l’ont mise devant le fait accompli.
Sabit, l’inspecteur de police s’est vengé
d’elle parce qu’elle avait refusé de
se plier à ses caprices ; celui-ci est
l’incarnation de la surenchère et de
l’abus de pouvoir qui s’acharne sur les démunis
et les sans défense. Salmia, la femme
d’Abouhadda, voulant faire plaisir à
Hamid, usera d’une morale hypocrite pour exercer
une pression sur Karima afin d’accepter le mariage
avec Hamid. Cette femme qui se déclare
pour la défense des valeurs morales est,
elle même, victime d’une manipulation
qu’elle ne peut percevoir à cause de
son enfermement et de sa vision étroite
des choses. Abdellah, parent maternelle de Karima,
par innocence naïve, a conduit sa nièce
dans les filets de Sabit. Enfin, Hamid qui,
par opportunisme se marie non avec Karima mais
avec sa pension tout en faisant fi ! des valeurs
morales qu’il prétendait défendre.?
Pour récapituler tout ce qui a été
dit dans ce dernier aspect du roman nous présentons
le tableau suivant :
Etapes |
Récit
de Aziz |
Récit
de Karima |
Interprétation |
1 |
Agadir |
Les gendarmes |
Le fait accompli |
2 |
Marrakech |
Sabit |
La vengeance |
3 |
Ighrem |
Salmia |
La morale
hypocrite |
4 |
Ouarzazate |
Abdellah |
L'innocence
naïve |
5 |
Ksar Souk |
Hamid |
L'opportunisme |
Cinq conditions défavorables contre une
seule personne. « C’est trop pour un(e)homme(femme)
» dirait Moha Souag lui même dans
« Des espoirs à vivre ».
En conclusion de cette première partie,
il est possible de dire que l’écriture
de Moha Souag s’est enrichie dans « la
Femme du Soldat » de deux autres procédés
: la non linéarité des récits
qui caractérise le roman moderne et l’enchâssement
qui caractérise le conte tel qu’il a
été démontré par
Todorov dans le célèbre n°8
de la revue « Communication ». De
plus, l’évolution de l’action en cinq
étapes rapproche le roman de la tragédie
classique ; ce qui se confirme par le sort tragique
réservé à chacun des personnages.
B) La métaphore des lieux
Le second volet de cette exposé est relatif
à la métaphore des lieux où
les deux existences se reflètent comme
dans un jeu de miroirs. Pour analyser cette
caractéristique d’un point de vue sémiotique
nous nous concentrerons sur trois lieux narratifs
:
1)La guerre et la cérémonie
du mariage :
La même complémentarité
décrite plus haut entre les deux récits
se poursuit au niveau du recoupement de certains
événements réels ou fictifs.
Ainsi la guerre et la cérémonie
du mariage qui s’opposent, quant aux sentiments
qu’ils suscitent respectivement, sont unies
par le sang qui bannit les limites entre un
destin et son opposé. Cette correspondance
met en évidence la similitude des deux
vies mêmes si les personnages sont loin
l’un de l’autre, à des centaines de kilométres.
Le parallélisme s’établit comme
suit :
le clair de
lune/ océan d’obscurité |
les guirlandes
/ cacher la pleine lune |
L’attaque
ennemie |
Les envahisseurs/
les curieux |
les brancardiers(chacals
x hyènes) |
Les musiciens
ramassent leur matériel |
On
prend la relève de Aziz |
Hamid
prend la relève de son père |
La mort (
le sang ) La
vie
Ainsi, la mort et la vie deviennent synonymes.
Aziz a cessé d’exister malgré
la lueur d’espoir émanant de la lettre
de son ami. La famille a même accepté
de recevoir les condoléances présentées
par les habitants du village. Karima est aussi
déclarée morte par son mariage
avec Hamid, puisque c’est cet événement
qui clos le roman.
2)Le convoi et le train :
Le jour de son départ en permission,
Aziz a dû rejoindre Agadir dans un car
faisant partie d’un convoi devancé par
une ambulance transportant les blessés
de guerre. Cette même situation est reprise
sous forme d’un rêve vu par Karima après
le retour de son mari au front. Il s’agissait
d’un train qui avait fait son départ
de Boutalamine en transportant les années.
Les deux images ; l’une réelle et l’autre
fictive, se renvoient et se reflètent
donc pour donner au récit une cohérence
semblable à la symétrie qui donne
au tableau peint l’équilibre esthétique
nécessaire à toute œuvre d’art.
Au voyage funéraire de Aziz correspondrait
un autre voyage qui brûle les années
et les personnes avec.
3)La chiboula, la chambre nuptiale de
Aziz, et le car :
Ces trois lieux narratifs sont regroupées
ici parce qu’ils sont liés chacun à
un symbole par lequel le narrateur retrouve
son rôle d’auteur qui intervient dans
le récit soit en l’expliquant soit en
l’interprétant. Il prend position et
ne se laisse pas dominer par les événements
qu’il rapporte. En effet, la chiboula est habitée
par un serpent avec qui Aziz avait sympathisé.
Ils avaient partagé la nourriture et
s’étaient même engagés dans
une discussion à propos de la mort. Est-ce
un face à face avec le destin ? à
notre avis, la suite du récit confirme
cette hypothèse à la page 67 où
le serpent répondit à Aziz désireux
d’avoir un talisman qui l’aurait protégé
des balles que ceux qui portent ces fétiches
finiraient par mourir d’autre chose . D’un autre
côté, Aziz agacé par le
caractère acariâtre de sa mère,
avait dû, en connivence avec Karima, remplacer
sa femme par une poupée gonflable dans
le but de dévoiler les mensonges de sa
mère. B.B(Bibih) est le genre de femme
désirée par la maman. Une femme
artificielle, qui n’agirait qu’en fonction des
caprices de la belle mère et qui n’aurait
d’idées que celles qu’on lui aurait insufflées.
Pour continuer à vivre en tant que femme
au foyer et mère d’enfants Karima, comme
dans toute société où la
femme est soit potiche soit boniche, est astreinte
au silence, réduite à une statue
et traitée en esclave. Karima finira,
conformément à cette conception
de la femme, par accepter de vivre comme femme
secrète dans le cadre d’un mariage non
déclaré, un mariage artificiel
refusé par la loi et par les mœurs. Enfin,
La femme rencontrée dans le car entre
Marrakech et Ighrem est-elle une réalité
ou un fantôme ? C’est une femme qui a,
ne serait-ce que pour le moment du voyage, habité
l’esprit de Aziz sans pouvoir, pour autant,
savoir si vraiment elle avait existée
ou non. Elle aurait incarné l’amour impossible
qu’aurait vécu Aziz et Karima et pour
lequel ils mènent leur combat. Représentons
tout ce qui vient d’être dit sous forme
d’un tableau.
La chiboula |
La chambre
de Aziz |
Le car |
Le soldat |
Karima |
Aziz |
Le serpent |
B.B(Bibih) |
La femme inconnue |
Le destin
inévitable |
L'amour artificiel |
L’amour impossible |
Trois facteurs sont déterminants dans
la vie du jeune couple. Le malheur semble les
guetter de toute part. Etant dans l’impossibilité
de réaliser leur rêve, les deux
partenaires ont dû céder aux exigences
d’une existence artificielle ,elle même
menacée par un destin qui s’est abattu
sur le peu de temps qui leur est resté
à vivre ensemble pour tout détruire.
Le serpent/ le destin avait raison, aucune amulette
n’aurait sauvé ni Aziz ni Karima de sa
morsure. Toutefois à cette fatalité
s’ajoute ce qui est de l’œuvre de la société.
Personne dans le récit n’a parlé
des deux enfants, n’a pensé à
leur avenir sauf leur mère qui a accepté
tous les sacrifices pour les élever.
C’est dans le même objectif qu’elle a
accepté le compromis sinon elle les aurait
laissés seuls face à eux mêmes,
proie entres les crocs des hyènes et
des chacals. « La Femme du Soldat »
est un plaidoyer pour la cause féminine,
en tant qu’être humain et mère.
Elle est l’image de son mari. Elle milite non
seulement contre sa misère, mais surtout
contre ceux qui placent cette misère
même comme capital à investir dans
un projet de société perpétuant
la supériorité masculine. La femme
est une militante qui mérite de porter
l’insigne d’un soldat, d’être décorée
comme lui en reconnaissance de son rôle
et de ces sacrifices. C’est dans ce sens que
la couverture du livre met en exergue la babouche
féminine marocaine, brodée par
la tradition et décorée par les
couleurs nationales. Cette babouche est présentée
dans le sens qui fait penser à la médaille
du soldat. C’est un honneur que d’être
femme semble nous dire l’image malgré
tous les obstacles et n’en déplaise aux
mentalités rétrogrades qui lui
refusent jusqu’à son nom, quand elles
ne la considèrent pas comme saleté.
Ces mentalités qui la désirent
comme source de plaisir ,la haïssent comme
être social et comme entité à
part entière. Elles en font aujourd’hui
leur cheval de bataille politique et prétendent,
par là, réaliser un projet sociétal
sur les cendres de sa cause.
C)L’imaginaire,
ou lieu d’émergence de la signifiance
:
Bien que toute œuvre d’art soit un produit imaginaire
dans la mesure où il est impossible de
mimer la réalité telle qu’elle
est, l’imaginaire, en tant que mémoire
permettant d’associer des éléments
appartenant à des sphères très
lointaines, l’une de l’autre, est le lieu générateur
de différentes combinaisons susceptibles
d’élargir le champs de la créativité.
Il dépasse en cela la figure de style
ou la description. L’imaginaire nous éloigne
de la réalité mais nous rapproche
plus de la vérité, qu’on n’ose
pas souvent nommer. Dans « La femme du
Soldat »
L’imaginaire est un lieu où la signifiance
se construit grâce aux liaisons qu’il
établit entre les différents événements.
L’auteur l’a exploité, au moins, de trois
manières différentes :
a) Le fantasme : La femme inconnue et le serpent
dont il est question plus haut.
b) L’anecdote : C’est le moyen de briser la
réalité en la transformant ou
en la déformant.
Elle plaque le mécanique sur le naturel
et détourne ainsi l’attention vers l’accessoire.
C’est le cas de Abbas qui lâche le mouton
acheté pour l’Aid comme protestation
contre les critiques de sa femme ; ou les gifles
qu’il a données à celle-ci quand
elle s’était évanouie. Ce n’était
pas pour la réveiller mais pour régler
des comptes antérieurs tant qu’elle n’avait
pas encore pris connaissance.
c)L’onirisme ou le rêve : Les bateau qui
passaient sous le pont sur oued Ziz, ou le train
de boutalamine.
En conclusion, « La femme du Soldat »
s’inscrit dans le cadre des nouvelles et romans
déjà publiés pas Moha Souag,
quant au cadre spatial et social qui les engendre.
Le souci de la technique narrative est plus
perçu dans cette dernière œuvre
que dans les précédentes. C’est,
à notre avis, un défi qui mérite
d’être levé. Il l’est et avec un
grand succès. Le thème abordé
est d’actualité non seulement parce que
la condition féminine connaît ces
dernières années des rebondissements
qui mettent la femme au devant de la scène
du militantisme politique mais surtout parce
que, chaque fois que la situation de la femme
marque des points, elle dévoile les contradictions
des acteurs politiques qui en ont fait une cause
électorale et non une cause politique
et sociale. « La Femme du Soldat »
est donc un roman à l’écoute des
problèmes d’une catégorie sociale
condamnée injustement à se taire
pour des siècles durant.
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